Qu’ont en commun les natures
mortes, la scène de genre, le paysage et les marines? Eh bien, ces genres ont
vu le jour sous les pinceaux d’artistes flamands. En effet, la contribution des
Flamands dans le champ artistique a été d’une si grande richesse, que leur
postérité surpasse la reconnaissance dont ces artistes, originaires des
Pays-Bas, jouissaient de leur vivant, et questionne inlassablement experts et
amateurs d’art de l’époque contemporaine.
Riche de ses artistes
talentueux, curieux et novateurs, l’art néerlandais érige sa gloire sur de
solides fondations, à savoir Robert Campin, Jan van Eyck, ainsi que Rogier van
der Weyden. Véritables piliers du XVe siècle, ils ouvrent la voie et légitiment
toutes les démarches, expériences et avancées qui vont s’enchaîner. Nous
pensons bien évidemment au premier portraitiste, Quentin Metsys (1465/66-1530),
qui émancipe le portrait de son emprise religieuse, et le premier véritable paysagiste
des Pays-Bas, Joachim Patinir (1475/80-1524), qui ose enfin rendre anecdotiques
les personnages. Le XVIe siècle, lui, va être celui de Brueghel l’Ancien
(1525/30-1569), qui va léguer un apport considérable à la scène de genre — avec
ses fêtes villageoises — et au paysage, marquant ainsi d’une empreinte
indélébile la pratique artistique néerlandaise, qui connaîtra rapidement un
rayonnement européen.
Le XVIIe siècle dans les pays
septentrionaux va être celui de l’âge d’or. En effet, ayant su se débarrasser
de la mainmise des Espagnols, les provinces du Nord, devenues les
Provinces-Unies depuis l’Union d’Utrecht en 1579, ont rejeté l’autorité de Philippe
II d’Espagne, fils de Charles Quint.
Cet âge d’or hollandais
(1585-1670) est réellement le produit d’une grande diversité des genres en
peinture, permis grâce à un essor économique très favorable. Cet essor,
commercial, industriel et bien sûr artistique est notamment valorisé par un
exode des calvinistes (au sud) vers les Provinces-Unies, qui amènent avec eux
leur savoir-faire.
Le sujet nous préoccupant ici
concerne l’apogée de l’ancien "paysage fluvial" initié par Jan van
Eyck, à savoir la marine. Pourquoi peindre la mer? Les artistes se tournent
vers cette force indomptable de la nature pour pouvoir exprimer leur touche,
juxtaposer leurs couleurs et étudier la lumière en étant détachés de toute
convention biblique.
Batailles navales, scènes de
pécheurs, tempêtes ou encore la mer par temps calme, vont être les thèmes de
prédilection de ces artistes qui élargissent les genres et thématiques dans lesquels
les Pays-Bas excellent.
Ce genre pictural reçoit ses
lettres de noblesse en ce XVIIe siècle, sous le pinceau délicat de nombreux
artistes, riches de l’enseignement qu’ils ont tiré de ceux qui les ont précédés.
En effet, de talentueux peintres vont tisser un réseau d’influences au sein
même des Pays-Bas, reliant tous les peintres de marines les plus formidables
entre eux. Les Provinces-Unies sont alors ce foyer culturel florissant, où les
artistes apprennent de leurs aînés pour mieux se tourner vers l’avenir.
Jan Porcellis (Gand
1584-1632), Jan van Goyen (Leyde 1596-La Haye 1656), Simon de Vlieger (1601-1653)
ainsi que Willem van Diest (La Haye 1610- La Haye ap. 1663) sont quatre
peintres au talent immense, dont les savoirs ont convergé. Cela rend la facture
de chacun parfois difficilement différenciable de son confrère.
Jan Porcellis, connu pour ses
marines très agitées, sa touche encore maniériste qui qualifiait le XVIe, a été
le maître de nombreux artistes, des frères Van de Velde à Willem van Diest, en
passant par Jan van Cappelle et Simon de Vlieger. Sa touche se reflètera ainsi
à travers les artistes d’une même génération. Son savoir, Jan Porcellis l’avait
acquis auprès de Hendrick Cornelisz Vroom (Haarlem 1566-Haarlem 1640),
considéré comme le peintre ayant été le premier à réaliser une marine.
En entrant pleinement dans le
XVIIe siècle, ces artistes vont abandonner le goût de l’artificiel, propre au
maniérisme qui avait séduit l’Europe entière le siècle précédent, pour se
tourner vers un plus grand naturalisme, avec une quête de lumière toujours plus
présente, comme nous le verrons chez Willem van Diest, le plus jeune de cette
agglomération d’artistes qui vont mener à son apogée le genre de la marine.
Avec autant de personnalités
dont les influences se répondent, il est parfois difficile d’attribuer une
œuvre à tel ou tel artiste, sachant qu’il n’est pas rare de trouver ni date, ni
signature sur les œuvres, ou bien, d’une extrême discrétion.
De plus, ce n’est pas parce
qu’une signature est apposée sur un tableau, que le spectateur, ou l’expert,
doivent d’y fier. En effet, nous savons qu’il n’était pas rare au XIXe siècle d’inscrire
une signature sur une œuvre XVIIe, à des fins marchandes.
Ajoutons à cela les œuvres
peintes "à la manière de" l’artiste, qui peuvent avoir été esquissées
par lui, achevées par ses élèves, ou bien l’inverse, mettant ainsi en doute le
travail des experts sur l’attribution. Ou encore, lorsque la descendance d’un
artiste reprend le monogramme de ce dernier — comme Jan Porcellis et son fils
Julius Porcellis.
Le fait que ces peintres de
marines soient les premiers à marquer le genre, implique de profondes
attentions envers les œuvres des uns et des autres, et il faudra plus ou moins
de temps à chacun avant de s’émanciper d’une facture qui les a majoritairement
tous formés.
L’œuvre qui attire notre
attention aujourd’hui est Marine, Temps
calme, cette huile sur bois peinte en 1646 par Willem van Diest, qui est un
véritable bijou du genre du paysage. Il est fascinant de découvrir ce tableau
dont le titre désigne une marine, alors que l’œuvre elle-même se compose d’eau
seulement en son tiers inférieur. Et pourtant, cette douce risée, scène se
caractérisant par un léger vent provoquant de discrètes vagues au contact de la
mer, capte le spectateur, accroche son regard et l’enveloppe dans une bulle qui
le transporte sur ce lieu, inconnu, mais qui pourtant crée un contact très
lyrique, comme un lien intime, avec celui qui le regarde.
Comment reconnaître une œuvre
de jeunesse d’une œuvre de maturité de van Diest? Par l’atmosphère très
vaporeuse, le souffle de sagesse et de nouveauté que transmet l’œuvre, et une
facture si lisse qu’elle semble transparente. Les nuages sont allégés, les
vagues sont domptées, les navires laissent de plus en plus de place à la mer,
la ligne d’horizon est abaissée, et la lumière se dévoile un peu plus avec
chaque œuvre, paradoxalement à son traitement presque en filigrane.
Le ciel, où un bleu clair
magnifique mais timide perce les nuages, donne l’impression d’appartenir à une
autre temporalité que celle de la mer. Sans le bleu du ciel, l’œuvre serait
fermée sur elle-même, empreinte d’une atmosphère très sèche, très hivernale. La
vraisemblance du traitement du ciel parvient donc à agrandir l’espace du
tableau, et participe de la sensation de réalisme et de mouvement atmosphérique.
Ce bleu vient ponctuer le doux camaïeu de bruns qui domine alors la toile.
En effet, le ciel bleu,
malgré l’espace restreint qui lui est octroyé, s’impose et s’affirme en
apportant éclat et hauteur à l’œuvre. La toile respire et nous sentons l’air se
diffuser dans l’espace du tableau. À travers ces onctueux nuages, la douce
lumière nordique perce. Cette lumière dorée laisse la trace de son passage sur
les nuages, avant de fusionner avec la berge.
Au loin, sur la ligne
d’horizon, des bateaux sont camouflés par les nuages, rendant ainsi un
traitement presque monochromatique, témoignant de l’attachement de l’artiste à
expérimenter les couleurs, le rendu des volumes, ainsi que les effets de la
lumière sur l’ensemble de ces éléments.
Ce rendu de la matière
fusionnant avec la lumière est à l’origine de cette mer, d’une profonde
subtilité, où nous avons plutôt l’impression qu’un voile s’est déposé sur un
champ, ce qui rend cette mer fascinante, presque abstraite, tant sa justesse
est troublante. Plusieurs plans horizontaux, de nuances différentes
matérialisent ces eaux peu profondes, mais dont l’étendue est incommensurable.
Il n’est pas inhabituel de
voir, dans les œuvres attribuées à Willem van Diest, la présence de navires et de
bateaux plus modestes. En les faisant coexister sur la même mer, l’artiste ne
proposerait-il pas une analogie à la coexistence des forces de la nature avec
celles de l’homme?
Il est très intéressant de
déceler dans ce tableau deux scènes qui auraient pu être réalisées de manière
complètement autonome l’une de l’autre. Dans la partie latérale droite de
l’œuvre, deux paysans, sur la berge, et un troisième dans leur modeste navire,
pourraient appartenir à la scène de genre: cette scène de paysans au travail
pourrait appartenir à une composition de Brueghel l’Ancien, et n’est pas sans
faire écho, chez le spectateur d’aujourd’hui, au tableau Les Glaneuses que Jean-François Millet réalisera en 1857, où
l’artiste autonomise la figure du paysan.
La partie latérale gauche,
elle aussi, aurait pu faire l’objet d’un tableau. Le mouvement de pinceau
achevant sa course dans la voile du bateau s’offre au regard tel un mystique
coup de vent, pouvant personnifier l’alliance de la nature et de l’homme qui,
par son respect, a mérité son aide. Cependant, le sujet de Van Diest et de ses
confrères n’est pas l’homme à son labeur, mais bien la mer, et tenter de capter
son expression.
Très marqué par l’apprentissage
qu’il a reçu de ses aînés, Van Diest est pourtant parvenu ici à s’émanciper des
vagues encore très maniéristes de Jan Porcellis, qui étaient tourmentées à
l’extrême, se déferlant et mettant à mal les vaisseaux qui les prenaient.
Cependant, si rares sont les toiles datées de l’artiste, celles qui le sont
nous permettent de nous rendre compte, que Van Diest a la capacité de
diversifier son vocabulaire au sein de ce genre, lorsqu’il revient à de
l’agitation en mer, mais conserve néanmoins son souhait d’aller à l’essentiel,
vers des compositions bien moins chargées qu’à ses débuts.
Willem van Diest, Marine,
Temps calme, 1646, huile sur bois, 41 x 57,5 cm, Musée Fabre, Montpellier
Willem van Diest, Marine,
Temps calme, détail
Willem van Diest, Marine,
Temps calme, détail
Sources bibliographiques
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22 mars 2018
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