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Daniel Buren, New York, 1970


https://danielburen.com/images/exhibit/65?ref=personal&year=all

L’œuvre que j’ai choisi de vous présenter est un ensemble de photographies, dans lesquelles nous retrouvons un motif identique. Peut-être connaissez-vous déjà ce motif, qui occupe la Place du Palais-Royal à Paris depuis 1986. Ce motif constitué de bandes verticales est devenu, dès la fin des années 60, la marque de fabrique de cet artiste français auquel nous nous intéressons aujourd’hui. Avez-vous deviné son nom ?

En effet, ce motif de bandes rayées à intervalle régulier de 8,7 cm (l’écart moyen entre les deux yeux) est caractéristique du plasticien Daniel Buren, né en 1938. Il l’a découvert en 1965 sur un tissu lors d’un détour par le marché. En 1968, ce motif devient le sien, et il l’appelle son outil visuel. C’est avec cet outil que depuis 50 ans, Buren tente une remise en perspective perpétuelle de l’environnement dans lequel il l’insère.

L’artiste se positionne contre la peinture, c’est parce que selon lui, elle oblige le spectateur à se confronter à la réalité du peintre, et non à confronter sa propre réalité par l’œuvre d’art. Donc, avec son outil visuel, Buren veut rendre au spectateur son libre arbitre, en lui mettant à disposition cet outil afin de le laisser seul avec ses émotions et sensations. Buren est donc pour un retrait de l’artiste, en faveur d’une émancipation du spectateur, car son outil visuel n’a aucune qualité esthétique propre : il n’est pas là pour être observé pour lui-même. 


AFFICHAGES SAUVAGES

La série que je vous présente est intitulée Affichages sauvages, et a été réalisée en 1970 à New York, où Buren affichait, en collant sur des panneaux publicitaires, des murs ou du mobilier urbain, des rouleaux de papier peint comportant son outil visuel. Le terme « sauvage » évoque une action furtive, un geste exercé dans la rapidité. « Sauvage » implique notamment une idée de contraste entre la ville, espace urbain contrôlé, construit, réfléchi, et la démarche instinctive de Buren qui réalise ces affichages. De plus, Buren, qui est un artiste refusant de soumettre sa production artistique à la volonté du marché de l’art, inscrit ses affichages sauvages hors de ce marché, puisqu’ils sont voués à disparaître, en raison de la fragilité du papier. Sauvage est aussi cette démarche à contre-sens des institutions officielles que sont le  marché et le musée.


LE CONTEXTE

Intéressons-nous maintenant au contexte. Chez Buren, le contexte, c’est l’environnement, le lieu.

Il dit « Je demande que l’on fasse bien attention au contexte. À tous les contextes. À ce qu’ils permettent, ce qu’ils  refusent, ce qu’ils cachent, ce qu’ils mettent en valeur. » (Daniel Buren, À force de descendre dans la rue, l’art peut-il enfin y monter ?, Paris, Sens & Tonka, 1998, p.86) Comme nous le disions donc, son outil visuel va être au service du contexte dans lequel il est placé. Il est là pour décrypter l’environnement qui se déploie autour de lui. De dimensions variables, ces échantillons de bandes verticales ont été insérés dans différents espaces urbains de la ville de New York et, choisissant un point de vue précis, Buren a pris une photographie dans laquelle l’outil visuel est parfois difficile à repérer, ou à identifier. 

Il s’agit ici d’une œuvre in-situ, (Paul Ardenne, Un Art contextuel, Paris, Flammarion, 2002) c'est-à-dire pensée et réalisée sur un site précis et Buren explique « in-situ veut dire qu’il y a un lien volontairement accepté entre le lieu d’accueil et le travail qui y est fait. » Cela montre bien l’importance du contexte pour Daniel Buren. En effet, pour lui, ses outils visuels doivent révéler le lieu, l’espace dans lequel ils sont insérés. Buren tente de laisser l’outil visuel se fondre dans son environnement mais à la fois, il l’investit d’une aura capable d’agir sur ce qui l’entoure. En cela, il s’oppose aux artistes Supports-Surfaces qui inséraient leurs œuvres à même la ville de Coaraze près de Nice à l’été 1969, souhaitant justement que celles-ci soient révélées par leur environnement. Avec Buren,  c’est l’inverse. 


ESPACE PUBLIC

Cette volonté d’agir dans l’espace public et de confronter son travail aux passants participe de ce souhait de Buren de démocratiser l’art, et son accès. J’évoquais en introduction la Place du Palais-Royal où nous pouvons tous avoir ce rapport direct à l’œuvre, puisque comme ses affichages sauvages, l’œuvre Les Deux plateaux (surnommée les « Colonnes de Buren ») s’épanouit dans un lieu de passage, un lieu du quotidien, un espace de rencontre, où différents points de vue sont offerts par l’artiste, avec ses colonnes de différentes hauteurs sur lesquelles nous sommes invités à monter. Donc le rapport au public trouve pleinement son expression dans la pratique de Daniel Buren. 


Prises par l’artiste, ces photographies laissent notre regard perplexe. Que voyons-nous ? Que sommes-nous invités à voir ? 


SOUVENIR

Chaque photo de la série s’intitule Photo-souvenir : You are invited to read this as a guide to what can be seen, que l’on peut traduire par « Photo-souvenir : vous êtes invités à vous en servir comme d’un guide de ce qui peut être vu ». C’est donc une invitation, une proposition à aller vers une nouvelle approche du lieu mis en lumière par l’outil visuel, grâce notamment à la photographie. En fait, le point de vue depuis lequel Buren réalise sa photo n’est qu’un exemple de ce qui peut être vu : c’est un angle possible parmi de nombreux autres. Donc en prenant une photographie de son outil visuel en contexte urbain, il donne un exemple au spectateur de son expérience, et l’invite à réaliser la sienne.

Intéressons-nous au terme « photo-souvenir » : quel est ce souvenir que la photo enferme ? C’est avant tout le souvenir de l’intervention de l’artiste dans l’espace urbain. Le paysage accueille l’outil visuel de Buren, éphémère par la fragilité du matériau papier, tandis que la photographie conserve pour l’éternité la trace du geste de Buren dans le paysage. Ensuite, Buren annonce déjà l’avenir de ces espaces urbains oubliés, délaissés, auxquels nous ne prêtons pas forcément attention ; ils sont, pour beaucoup, voués à disparaître, à être détruits, remplacés, rénovés, à ne devenir eux-mêmes que des souvenirs. Au sens où l’entend Buren, une photo-souvenir n’est rien de plus que le souvenir d’un moment, d’un travail, ce n’est ni l’œuvre, ni une copie, mais simplement un aide-mémoire.

Donc Buren n’est pas dans une pratique photographique artistique, ni documentaire. Sa pratique photographique répond plutôt au souhait de saisir sa propre expérience, ainsi qu’à l’envie de garder une trace de son passage, et elle vient constituer une collection des lieux auxquels Buren a tenté de donner une nouvelle vie, ne serait-ce que de manière ponctuelle puisqu’il a également réalisé une série d’affichages sauvages à Berne, Düsseldorf et Paris (1969), puis dans les villes du monde entier, pendant une décennie (Los Angeles, 1982).


RÉVÉLER LE LIEU PAR LE MOTIF

En modifiant un fragment d’espace qu’il a choisi, l’artiste vient raviver les caractéristiques de ce lieu qui auraient pu continuer de passer inaperçu. Buren le dit, son motif se veut être « une machine à amplifier la vision ». L’outil visuel nous propose de nouveaux points de vue, et nous invite à nous attarder dans des lieux où nous n’aurions pas pensé rester. Il nous interpelle, mais comment les bandes parviennent-elles à détourner notre regard et à focaliser notre attention autour d’elles ? C’est grâce au fait que ce motif, devenu universel tant il a été reproduit et utilisé, de nos jours encore, fait partie du champ visible commun. Nous ne pouvons déceler un caractère extraordinaire face à des bandes verticales, régulières si communes. En cela, elles n’obstruent pas notre regard, et n’envahissent pas nos pensées. Elles fonctionnent bien comme un outil : nous les voyons, mais c’est autour que nous regardons.

Lorsque l’on découvre une de ces photographies, notre regard ne distingue pas immédiatement l’outil visuel comme élément ajouté au dispositif architectural. La verticalité banale du motif empêche notre regard de rester bloqué, et l’entraîne à s’égarer, à découvrir les formes, et les textures environnantes puisque les rayures de Buren font écho aux lignes de l’architecture et aux formes du mobilier urbain. Son outil visuel se veut être un moyen de regarder différemment les éléments qui l’entourent. Buren, qui reproche à « l’art de se détourner des choses », crée, grâce à ses affichages sauvages, un art qui au contraire, montre les choses. 


SIGNALETIQUE 

En effet, dans ces photos-souvenir, le motif de Buren semble faire partie de la signalétique, autrement dit, en le voyant, le spectateur reçoit l’information que des éléments sont là pour le guider. Si les rayures de Buren sont un signe qui, par leur verticalité, cherchent à dévoiler le lieu dans lequel elles se trouvent, elles sont donc un instrument, investi d’une fonction révélatrice, Buren parle d’ailleurs d’« instrument pour voir » (Entretien avec Suzanne Pagé, in Daniel Buren, cat. expo. Paris, ARC, MAM, 1983). Ses affichages sauvages sont mis en place en vue d’attirer l’œil du spectateur sur le dispositif architectural au sein duquel ils se dévoilent. De plus, remarquons que l’outil visuel ne dispose d’aucun cadre : ainsi, il est libre de se répandre dans son environnement, et ne connaît pas de contrainte.


INTERACTION

Dans le travail de Buren, l’interaction est au cœur de l’œuvre. Aucun élément ne peut fonctionner seul. En effet, l’artiste rejette l’idée d’autonomie de son outil visuel. Si ces bandes ne soient pas autonomes c’est parce que le lieu et le motif sont indissociables pour Buren. Le lieu se transforme et acquiert une nouvelle aura grâce à l’outil visuel, et l’outil visuel est modifié à son tour par le lieu : il n’est plus un fragment à motif rayé, mais un fragment à motif rayé dans un « certain contexte » (Maurice Denis (1870-1943) « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Maurice Denis in Art et Critique, 1890). Buren le dit, ses bandes « ne sont jamais autonomes mais toujours par rapport à, en rapport avec, en conflit avec. » Si nous souhaitons interagir avec son œuvre comme il l’entend, nous devons accepter la neutralité des bandes verticales alternées, et laisser notre regard s’activer grâce à elles, se perdre, et découvrir le site où se trouve cette intervention. Ajoutons que le support où se trouvent les bandes alternées, qui est un matériau de récupération, connaît une nouvelle vie lorsqu’il est injecté dans un contexte urbain, et à la fois, ce matériau de récupération participe à donner une nouvelle vie au contexte qui l’accueille. Il y a bien interaction.


EQUILIBRE

Concernant les proportions accordées à l’outil visuel ainsi qu’à l’environnement, celles-ci varient d’une installation à l’autre, sans qu’aucun élément ne prenne visuellement le pas sur l’autre. En effet, Buren a le souci de leur équilibre, souci sans lequel son travail perdrait son sens puisqu’un déséquilibre pourrait par exemple faire naître l’idée que ce qui est valorisé, c’est l’outil visuel, non plus en tant qu’outil mais en tant qu’œuvre d’art à part entière. Or, dans ses photos-souvenir, Buren, par le point de vue qu’il propose, concède à chaque élément, architectural et décoratif, une importance semblable. Libre au spectateur de faire déambuler son regard de la manière dont il le souhaite, selon un ordre hiérarchique que lui seul s’impose. C’est l’équilibre entre visibilité et discrétion ; entre dévoilement et effacement que cherche Buren.


EFFACEMENT, EPHEMERE

L’effacement de l’outil visuel, il est à la fois d’ordre optique, et matériel. Optique, puisqu’il s’agit d’un effacement, ou plutôt d’une dissipation du motif des rayures dans le paysage. Après s’être révélées, après avoir guidé, elles fusionnent avec leur environnement grâce à l’équilibre des proportions et à l’universalité du motif des rayures. Nous l’auront bien compris, les bandes de Buren s’intègrent au lieu en  lui permettant de se dévoiler au spectateur. Elles ne cherchent pas l’attention.

La seconde forme d’effacement, d’ordre matériel, concerne la dégradation du papier. Ces bandes qui recouvrent le mur seront à leur tour recouvertes, ou abimées par les intempéries, ou encore par les passants, ou finiront par se confondre avec la matière sur laquelle Buren les a collées. Ainsi, le fragment de papier peint s’effacera pour se fondre dans le dispositif architectural qu’il révélait autrefois. Le motif va disparaître après avoir fait renaître ce lieu dans lequel il avait été inséré. 

Comme l’usage de la photo-souvenir peut en témoigner, l’action de Buren sur et dans le paysage est éphémère, en cela, l’artiste qualifie son travail d’ « extrêmement temporel » et de « mortel », c'est-à-dire limité dans le temps. C’est la photographie prise par l’artiste qui jouera le rôle de trace. C’est elle qui nous permet également de faire l’expérience de l’outil visuel en contexte urbain, si nous n’avons pas eu l’opportunité de la faire in-situ.


Donc, où est l’œuvre d’art ? 

L’œuvre est ici le produit d’une rencontre, celle du spectateur avec ce fragment d’urbanisme auquel Buren a offert un nouveau souffle temporaire. D’ailleurs, cette notion de temporalité renforce la préciosité du moment donné à voir.

L’art réside dans ce que les bandes verticales nous poussent à voir, ou voir à nouveau, en tous les cas, à voir différemment. L’œuvre de Buren est le tremplin qui nous permet de déceler la réalité cachée du lieu et surtout, de la voir avec nos yeux, et selon notre expérience. 

Si Buren fige un fragment d’environnement par la photographie, il invite toutefois le regard dans une mobilité sans cesse réactivée, vers une quantité de nouvelles lectures, grâce à l’outil visuel qui guide le regard.

Cela nous rappelle qu’une œuvre d’art relève avant tout d’une démarche, d’un questionnement, d’un constat, et qu’elle donne à voir des choses nouvelles, ou des choses habituelles dans un nouveau contexte. 




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