Allan Kaprow, artiste américain, élève du compositeur John Cage, va, pour la première fois, en 1959, utiliser le terme de happening, appliqué aux arts visuels, et investi de la définition dans les arts que nous lui connaissons aujourd’hui. Kaprow va s’imposer comme le père du happening, littéralement « ce qui est en train de se passer », en initiant des performances à durée variable, dont les seules lignes directives tiennent en quelques lignes et prennent le nom de « partitions ». Éphémères par leur définition, ses performances interrogent de fait la capacité du musée à s’adapter à d’autres formes d’art, moins conventionnelles. Une intervention voulue du spectateur participe à l’élaboration du vocabulaire stylistique de ce genre particulier de la performance.
Le happening lie entre elles quatre notions : l’indétermination, le hasard, l’éphémère, et le non-reproductible.
Pour la réalisation de Fluids, des volontaires ont candidaté puis ont reçu des instructions : leur outils, le bloc de glace, leur matériau, l’interaction. Un objectif, d’abord formel est imposé par Allan Kaprow : mettre en place un rectangle —ouvert ou fermé— fait de ces blocs de glace, aux dimensions égales.
Dans un premier temps, nous questionnerons le happening de 1967, et les raisons qui le poussent à s’imposer comme une révolution du théâtre. De l’abolition du 4e mur, qui marque le passage du spectacle au jeu interactif sans délimitation spatio-temporelle, au souhait réel de s’échapper d’un cadre scénographique pré-établi, le théâtre ou le musée.
Suite à cela, nous aborderons Fluids sous l’angle social qui s’en dégage. Comment Allan Kaprow révèle par son happening un engagement social ? Autrement dit, comment Fluids interroge-t-elle les liens entre une performance artistique et une performance sociale ? De la reconsidération des actions du quotidien, à la mutation du statut du spectateur à celui d’un acteur-créateur.
- Fluids : un happening comme suite logique au théâtre classique
- Quand l’interaction remplace les mots : de l’évolution du médium
Et si la suite logique du théâtre classique était la performance d’Allan Kaprow ? Nous devons tout d’abord avoir en tête les caractéristiques qui font du théâtre classique ce qu’il est. Des acteurs, autrement dit, des hommes et des femmes, jouent un rôle, en se donnant la réplique pour divertir le public, qui se trouve séparé d’eux. Ces éléments, qui constituent l’essence même du théâtre, trouvent leurs expressions antagonistes en la performance initiée par Allan Kaprow, en l’été 1967, tout près du Passadena Art Museum.
En effet, pour la réalisation de Fluids, nous n’avons plus des acteurs, mais bien des individus, auprès desquels ne sont exigées aucune compétences touchant au domaine du théâtre. Seule l’expérience personnelle de chacun viendra influencer sa manière d’agir lors du happening. Exerçant cette activité ensemble, les individus mettent une énergie en commun pour « accomplir quelque chose de nouveau ». Avec l’interaction, qui est la réaction réciproque de deux phénomènes l’un sur l’autre, il n’est plus question de répéter les mêmes mots ni les mêmes gestes, il n’est même pas nécessaire de parler. Aucune durée n’est imposée, de fait, chaque individu est libre d’aller à son rythme, de ralentir l’avancée de la structure de glace ou bien au contraire, de l’accélérer.
Demander de l’aide ou apporter la sienne témoignera de notre caractère et sera le reflet de ce que nous sommes. Fluids illustre parfaitement les énoncés de l’artiste qui, dans Comment faire un happening, ajoute qu’il faut « travailler avec les forces qui nous entoure, et non contre elles ». Ici, la force naturelle primordiale avec laquelle les individus doivent composer est probablement le soleil. En effet, le soleil, puissant en cette période de l’année, va faire fondre les blocs de glace donc détruire le souvenir matériel de ce happening, mais en cela, il participe à l’œuvre, puisque c’est grâce à lui que l’œuvre peut être éphémère et donc participe au processus de la performance.
- Du spectacle au jeu
Kaprow n’abandonne ni l’art, ni le théâtre. Il demeure dans « l’alternative fuyante » du « pas tout à fait art » — puisqu’une œuvre d’art trouve sa place et son public dans un musée — et du « pas tout à fait vie » — puisqu’elle naît et meurt presque simultanément —, en conservant la dimension animée du théâtre. L’absence de séparation entre le lieu et le public témoigne bien de cette rupture qu’opère Kaprow : l’action ne se passe plus devant un public, mais désormais au sein même de son environnement quotidien. Nous parlons de l’abolition du 4e mur, qui, en théâtre, consiste à ne jamais s’adresser au public. Ici, le contraire se produit, sauf que les individus participant au happening n’ont pas besoin de mots pour transmettre leur énergie et toucher le public. Cette transition du spectacle et de la représentation à l’immersion rend le lieu où cela se tient ludique et à proximité de chacun.
Kaprow écrira qu’un happening « n’est pas un spectacle, [que] c’est un jeu qui aurait quelque chose de noble ».Mais noble en quel sens ? Les individus qui participent à ce happening doivent-ils se sentir privilégiés ? Peut-être que oui, dans le sens où ils participent de cette révolution du théâtre, qui en constituera un nouveau genre. Ou bien parle-t-il de noble au sens de pureté ? de nouvelle jeunesse, d’évolution vers quelque chose de plus pur au sens de plus en phase avec ce que nous sommes, ou ce que nous devrions être : des hommes et des femmes qui ne jouent plus un rôle, mais qui s’épanouissent et s’émeuvent dans leur quotidien. La pureté, à laquelle Kaprow fait sans doute référence, nous renvoie à l’un des quatre genres de happenings que distinguent Allan Kaprow et Richard Kostelanetz, qui est le happening pur. Non pratiqués dans des situations théâtrales conventionnelles, les happenings purs forment un espace et imposent une focalisation sur les actions.
Si c’est un jeu, c’est parce qu’il en va du ressort de chaque individu d’assembler en un ordre et en un temps indéterminés les blocs de glace. La nouveauté que propose un tel évènement ne peut que faire jaillir chez ces adultes des souvenirs plus ou moins lointains, de jeux d’assemblage et de construction. Il n’y a donc pas d’âge pour expérimenter, ni même pour jouer. L’ « expérimentation, dit-il, implique aussi de prêter attention à ce que l’on ne voit pas habituellement ». L’artiste ajoute, « jouer de la vie quotidienne est souvent simplement une manière de faire attention à ce qui par convention est caché ».
- Travailler « en dehors de l’enclos de l’institution artistique »
« Le non-artiste a choisi de manière cohérente de travailler en dehors de l’enclos de l’institution artistique —autrement dit dans sa tête, dans le quotidien, ou dans la nature. Néanmoins, il a toujours tenu l’institution artistique informée de ses activités pour mettre en mouvement les incertitudes sans lesquelles ses actes perdraient toute signification », voilà ce que nous dit Kaprow dans L’éducation du non-artiste, en 1971. Ce choix, Kaprow l’a fait puisqu’il réalise Fluids dans le quotidien. Son désir, performer le réel, et non s’inscrire dans une scénographie muséale immobile, puisque selon lui, le musée ou la galerie neutralisent toute tentative de s’affranchir des conventions. En performant le réel, souhaite-t-il améliorer le quotidien ou bien créer en son sein une performance à la hauteur des possibilités qu’il nous offre ? L’artiste oriente son travail vers une prise de conscience de l’étendue infinie des possibilités qui se trouve « en dehors de l’enclos de l’institution artistique ».
Pourquoi donc ce besoin de tenir au courant les institutions s’il refuse leur médiatisation ? La démarche doit être diffusée, mais le happening ne doit pas être physiquement pérennisé, c’est sa définition qui l’empêche : « ce qui est en train de se passer ».
Du scénario à l’improvisation, du spectacle au jeu, Kaprow innove en glorifiant les rôles et les objectifs de la mise en scène, telle qu’elle nous est donnée à voir au théâtre.
L’action ne se passe plus devant un public, mais désormais au sein même de son environnement quotidien.
- Une performance sociale
- Considérer la vie quotidienne comme une expérience esthétique
En accord avec Allan Kaprow, le sociologue Erving Goffman souhaite que la vie soit considérée comme une expérience esthétique. Il écrit « les routines de la vie de famille, de travail, du fait de leur banalité et de leur manque de but expressif conscient ne semblent pas être des formes d’art mais possèdent néanmoins un caractère distinctif de performance ». En cela, les actions mises en place pour réaliser Fluids sont à prendre en compte comme de réelles performances à part entière : se déplacer, attraper, donner, poser, placer, monter, soulever.
Si John Cage ne trouvait aucune frontière entre la vie et l’art, Kaprow a le sentiment qu’une frontière se fait encore sentir : il souhaite donc « brouiller les frontières entre l’art et la vie ». Son but, car une performance a toujours un but, va être de découvrir les activités et les rythmes appris par chacun, qui constituent le commun de nos vies. Kaprow veut rendre son importance aux gestes qui nous semblent dénués d’importance, aux gestes et réflexes quotidiens que nous avons, mais qui ne retiennent pas notre attention.
En participant à cette démarche artistique, les individus présents acquiert un nouveau point commun. Au même endroit, au même moment, participant à la même action, ces individus créent une œuvre d’art unique, éphémère, à l’aide de gestes du quotidien. Est-ce une manière de ré-apprendre à s’enthousiasmer devant l’étendue des possibilités qu’un corps et un esprit peuvent réaliser s’il travaillent ensemble ? Cette même expérience qu’ils partagent, neuve en ce qu’elle propose mais constituée d’une énumération d’actions des plus communes, fait prendre conscience aux individus de la multitude des possibilités que nous n’explorons pas, tant nous sommes tentés de rester dans les sentiers battus. L’artiste procède donc à une réflexion sur la combinaison et la composition de situations de la vie quotidienne.
- Transformer l’individu en acteur-créateur
Dans Comment faire un happening, Kaprow écrit qu’un happening est « fait pour ceux qui agissent dans ce monde », et non pour ceux qui veulent rester là à contempler. C’est la raison pour laquelle en réponse, sinon en opposition aux représentations proposées par le théâtre classique, qui imposait au public un espace dans lequel se ranger pour contempler un processus établi au préalable, Kaprow fait un choix tout autre de rendre les spectateurs d’autrefois, les acteurs d’aujourd’hui.
Passif, le spectateur d’autrefois s’asseyait et observait la scène qui se jouait devant lui. Le sectateur d’aujourd’hui est dans l’action, ce en quoi il contribue directement au monde. Comme Kaprow, il est pour l’engagement physique au moment de l’acte de création. Les individus sont chargés de « prendre les choses comme elles viennent et les agencer comme ils veulent, c’est ce qu’il y a de moins artificiel et de plus facile à faire » (dans Comment faire un happening) : autrement dit, ils ne doivent pas chercher la nouveauté, mais à créer du nouveau à partir de l’existant.
Jackson Pollock, qui, selon Harold Rosenberg, avait brisé toute distinction entre l’art et la vie, était synonyme de l’interpénétration de ces deux valeurs. Allan Kaprow souhaite, comme Pollock l’a fait avant lui, s’identifier à un peintre d’action, en s’éloignant de la peinture d’action. Mêler matériau-glace et outils-Homme, et dépasser les limites du cadre, dépasser ses limites par l’expérimentation et cette expérimentation, elle passe par l’engagement physique des performeurs.
Plus qu’une suite logique au théâtre classique, Fluids s’impose comme une révolution du domaine de la représentation en annihilant le 4e mur et en faisant basculer la mise en scène dans l’improvisation.
Ce happening, qui se meut dans l’espace telle une sculpture, sera différent à chaque minute puisqu’il s’effacera petit à petit, en laissant le souvenir d’une performance faite avec des moyens créatifs à première vue banals, mais qui en dévoilent beaucoup sur l’infini des possibilités encore inexplorées. L’artiste nous pousse à ré-évaluer l’importance des gestes, et de nos attitudes quotidiennes. S’il procède à une désacralisation de l’œuvre d’art institutionnelle, il procède néanmoins à une sacralisation des gestes de tous les jours.
FORMIS B., Allan Kaprow, une traversée, Harmattan, Paris, 2014
« Happenings — Fluxus : De l’action painting à l’action de rue », LUSSAC O., 12 mai 2010
KELLEY J., La vie et l’art confondus, Centre Georges Pompidou, Paris, 1996
KAPROW A., Assemblage, Environments and Happenings, Harry N. Abrams, New York, 1966
Article très intéressant,il m'a permis de découvrir un nouvel artiste.
RépondreSupprimerBelle écriture.
Kate