Frank Auerbach, né en 1931, détient
aujourd’hui le titre de meilleur peintre Anglais vivant. Cependant, il ne
compte pas à son actif autant d’expositions ni d’écrits que Lucian Freud, et
Francis Bacon qui avant lui, s’étaient légué ce titre. Nous tenterons de
montrer pourquoi et ce, en nous appuyant principalement sur un article écrit en
1990 par Richard Cork[1],
historien et critique d’art.
Nous avons avec Cork l’expression même
du discours mis en place autour de Frank Auerbach et pour cause, nous y
trouvons une grande partie des données, termes et expressions, tant
biographiques qu’artistiques mais encore sociologiques, qui constituent le
discours autour de la figure d’Auerbach. Ce discours contient de nombreux
invariants comme nous le verrons expliqué ci-dessous, invariants qui traversent
les décennies sans ne rien perdre de leur authenticité, et restent ainsi
intemporels. Le lecteur pourra ainsi assimiler la manière dont Frank Auerbach
est présenté, et sera amené à comprendre que chaque élément nouveau qui permet
de nourrir le discours, ne tient qu’à une anecdote.
En nous appuyant sur l’article
« In search of the form beneath the chaos », nous verrons quelle est la trame sous-jacente, le
squelette du discours et à partir de quels évènements se met-il en place.
Nous nous demanderons ainsi par quels
procédés le discours se construit-il en évoquant le phénomène de
répétition et les anecdotes qui le constituent. Ensuite, nous verrons quels
éléments font la force du discours, à travers des champs lexicaux précis qui
lui sont assimilés.
Que nous prenions un article dans le
journal –comme c’est le cas ici–, ou une notice biographique dans un catalogue
d’exposition sur Frank Auerbach, nous ne pouvons qu’être étonné de la
similitude qui les lie. En effet, après avoir lu quelques articles, nous
pouvons penser que nos sources sont fiables, car re-utilisées. Or, après une
étude approfondie du sujet, nous en arrivons finalement à la conclusion qu’un
même discours traverse les décennies et ce depuis la fin des années 1950. Ce
qui change, c’est le ton, et la cible.
Nous retrouvons ainsi, chez Cork, les
faits selon lesquels Auerbach travaille avec les mêmes modèles, et d’après les
mêmes lieux. Il évoque l’enseignement reçu par l’artiste, avant d’évoquer son
statut d’orphelin ayant quitté l’Allemagne pour la Grande-Bretagne l’année de
ses huit ans. Nous avons là l’essence même qui constitue l’artiste et son œuvre
et nous retrouverons ces informations dans chacun des textes : un lieu
(Grande-Bretagne), plusieurs sujets peints. Suite à cela, Cork décrit
l’obstination dont fait preuve Auerbach dans le long processus de création qui
est le sien. Comme le plus souvent, la question des paysages dans l’Œuvre
d’Auerbach ne présente qu’une mince partie du texte en regard de son ensemble.
En effet, l’auteur s’attarde plutôt sur « l’aspect sculptural » des
portraits. Cork poursuit en évoquant le rapprochement d’Auerbach avec ses
contemporains Francis Bacon et Lucian Freud, comparaison plus que fréquente
dans le discours, comme en témoigne notamment l’article de 1991 rédigé par
Michael Kimmelman[2], qui ajoute aux artistes
contemporains et proches d’Auerbach, Léon Kossoff avec lequel il a suivi les
cours de David Bomberg, permettant ainsi d’aborder la formation que
l’artiste a reçu.
En introduction, nous avons évoqué les deux
procédés complémentaires qui constituent la source même du discours autour de
Frank Auerbach. En effet, si le phénomène de répétition, plutôt de
réutilisation, des informations est très rapidement identifiable, nous ne
devons pas oublier les anecdotes, sans lesquelles les textes concernant
l’artiste se confondraient en similitudes.
Les anecdotes qui constituent le discours
font sa richesse et participe d’une certaine forme de sa mise à jour. En effet,
ces anecdotes sont rapportées par les personnes qui ont inévitablement côtoyé l’artiste,
parmi lesquelles, ses amis les plus intimes, comme Catherine Lampert. Ces
anecdotes, qui participent à éclaircir aux yeux du lecteur la figure de Frank
Auerbach, sont ainsi personnelles, et c’est justement parce qu’elles ont été
ajoutées au discours par les personnes qui le connaissent le mieux. En effet, une
grande partie des écrits le concernant –du moins les plus conséquents–,
proviennent de personnes ayant été –ou étant encore– son modèle.
Les anecdotes
vont, article après article, année après année, enrichir le discours autour de
l’artiste, sans modifier le fil conducteur du discours, mais en le rehaussant
afin que ce dernier ne tombe pas dans la pure redite. C’est effectivement en
lisant Hannah Rothschild, David Landau, Michael Podro, Catherine Lampert, que
le pur discours en tant que récit biographique et analytique s’assouplit, pour
introduire Frank Auerbach d’une manière bien plus personnelle. Ces
personnalités ont travaillé avec lui, ont posé pour lui, elles ont échangé avec
lui très régulièrement, parfois pendant près de quarante ans –dans le cas de
Catherine Lampert. Face à un artiste ne cherchant pas à être sous les
projecteurs –ni lui, ni particulièrement ses peintures– ces figures-relais qui
dévoilent des anecdotes sur lui nous sont d’autant plus importantes. Le lecteur
se sent immédiatement proche de l’artiste puisqu’il le découvre dans ses
gestes, dans ses paroles, au sein de son atelier. À ce sujet, Michael Podro
écrit « Pendant les séances de pose, Auerbach avait très souvent des
livres sur le sol, ouvert sur des portraits peints pas Dürer ou Hals ou
Rembrandt –surtout des peintures. […] Il
avait l’air de les regarder pour s’apaiser »[3].
Ces anecdotes nous permettent non seulement de mieux connaître Frank Auerbach,
mais également de comprendre comment c’est de poser pour lui, comme nous le
rapporte Hannah Rothschild, lorsqu’elle pose la question à Julia Auerbach,
l’épouse de l’artiste, qui répond « Vous vous donnez entièrement, c’est
très intime, vous êtes vulnérable »[4].
Si le récit autour de l’artiste est
ainsi construit, c’est certes grâce à la postérité du discours et par
l’insertion de souvenirs, mais nous allons voir ici, que la force de ce
discours repose notamment sur des champs lexicaux, des groupes de mots employés
et assimilés à Frank Auerbach. En effet, la tradition d’un corpus renvoyant à
la figure de l’artiste a fait s’installer ces mots clefs en tant que lieux
communs. Certains qualifient l’artiste, d’autres l’Œuvre.
Rares sont les
écrits qui ne qualifient pas le processus de création de l’artiste, d’obstiné.
L’artiste lui même « dit qu’il a grandit pour aimer Constable, pour son "obstination" et il aime appliquer ce mot à sa propre peinture »[5]. Cette obstination se traduit dans la peinture d’Auerbach par l’accumulation de la matière picturale, accentuée par l’action de racler la surface peinte après chaque séance de pose. Il peint et racle à nouveau, jusqu’à ce que le tableau le satisfasse et le surprenne. Chez Cork et chez les autres, nous retrouvons ainsi les champs lexicaux de la puissance, de l’obstination, révélés par l’usage fréquent des mots suivants : « audacieux », « difficile », « détruire », « lutte », « exaltant », « détermination ». À cela Cork ajoute des groupes de mots puissants comme « stab of brush », stab, qui littéralement signifie des coups de poignard, personnifie ici la puissance des coups de pinceau de l’artiste. Cette puissance, cette violence du traitement est également explicite chez T. J. Clark, qui découvre vers 1968 un tableau de Frank Auerbach pour la première fois, chez Michael Podro et dira à son sujet que « c’était merveilleusement sanglant –plein de joie sinistre, plein de vie et de liberté. »[6].
L’artiste lui même « dit qu’il a grandit pour aimer Constable, pour son "obstination" et il aime appliquer ce mot à sa propre peinture »[5]. Cette obstination se traduit dans la peinture d’Auerbach par l’accumulation de la matière picturale, accentuée par l’action de racler la surface peinte après chaque séance de pose. Il peint et racle à nouveau, jusqu’à ce que le tableau le satisfasse et le surprenne. Chez Cork et chez les autres, nous retrouvons ainsi les champs lexicaux de la puissance, de l’obstination, révélés par l’usage fréquent des mots suivants : « audacieux », « difficile », « détruire », « lutte », « exaltant », « détermination ». À cela Cork ajoute des groupes de mots puissants comme « stab of brush », stab, qui littéralement signifie des coups de poignard, personnifie ici la puissance des coups de pinceau de l’artiste. Cette puissance, cette violence du traitement est également explicite chez T. J. Clark, qui découvre vers 1968 un tableau de Frank Auerbach pour la première fois, chez Michael Podro et dira à son sujet que « c’était merveilleusement sanglant –plein de joie sinistre, plein de vie et de liberté. »[6].
Frank Auerbach quant à lui, suscite
l’usage d’adjectifs bien plus tempérés. Si sa manière de peindre est
infatigable, l’artiste porte en lui l’image d’un homme dévoué à sa peinture, à
ses modèles, à la relation intime qui a su s’installer entre eux. Hannah
Rothschild écrit en 2013 qu’il est « expansif et timide »[7].
L’artiste, qui vit et travaille dans le même studio au nord de Londres depuis
1954, mène donc un mode de vie qualifié « d’érémitique »[8].
Ce mode de vie souhaité par l’artiste est renforcé tout au long du discours. En
effet, l’artiste y participe en ajoutant « je ne souhaite pas beaucoup d’expositions »[9]
et lors d’un film, réalisé par son fils, Jake Auerbach, il dira « je ne me
réjoui pas à l’idée d’être interviewé»[10].
C’est l’absence de désir d’un soutient médiatique de la part de Frank Auerbach qui participe de la mise
en place de ce type de discours. C’est-à-dire un discours qui gagne en omniscience grâce à des personnalités
qui lui sont proches, et non pas
grâce à de multiples évènements, voire scandales le concernant.
Chacun de ces moyens mis en place
parviennent à installer la figure de
l’artiste dans une sphère intouchable et intemporelle en assurant la postérité
de son travail et de sa personnalité. Ce schéma reproduit comme trame du
discours, cette répétition, est un facteur d’apprentissage. La répétition est
un moyen de retenir les informations, ainsi, le souhait des critiques et amis
d’Auerbach s’orientent clairement vers une pérennisation de sa vie et de son Œuvre.
[2] Michael Kimmelman, « Frank
Auerbach, Hermit of Camden Town », The
New York Times, 16 juin 1991
[3] Michael Podro, « The sense of
composure », The Times Literary
Supplement, 5 mai 1978
[4] Hannah Rothschild, « Frank
Auerbach : An interview with one of our greatest living painters », The Telegraph, 30 septembre 2013
[6] T. J. Clark, « Frank
Auerbach’s London », London Review
of Books, 10 septembre 2015
[7] Hannah Rothschild, « Frank
Auerbach : An interview with one of our greatest living painters », The Telegraph, 30 septembre 2013
[8] Simon Wilson, « Hard-won
images : Frank Auerbach and Alberto Giacometti », Royal Academy of Arts, 27 août 2015
[9] Catherine Lampert, Frank Auerbach, Arts Council of Great
Britain, Londres, 1978
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