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Figuration narrative

Les grandes étapes de la peinture figurative en France depuis 1945 : 
Figurer pour réédifier


Après 1945, l’Europe d’après-guerre va s’imposer comme l’époque du triomphe officiel de l’art moderne, qui devient alors l’expression même de la liberté.
Bien que l’abstraction d’après-guerre se développe selon deux tendances majeures —abstraction lyrique et abstraction géométrique—dans une volonté utopiste de redéfinition d’un vocabulaire visuel du quotidien, la figuration va simultanément connaître un essor. Puisant son inspiration et sa matière à créer dans une société qui serait antérieure à la société industrialisée que nous connaissons, elle découlerai également d’une sorte de souhait régressif des artistes qui vont se prêter aux expérimentations de la manière brute.
Nous verrons l’évolution des différents langages que ces artistes de la figuration d’après-guerre vont tenter de mettre en place. Nous essaierons de comprendre par quels moyens ont-ils assumé la responsabilité dont ils avaient été investis ; celle de participer à l’édification d’un monde meilleur.


De la rudimentarisation de la pratique
La figuration de l’immédiat d’après-guerre voit le jour sous le nom d’Art Brut, instauré par Jean Dubuffet dès l’année 1945. Trouvant sa place dans la famille de l’expressionnisme figuratif, nous découvrons les fragments d’une mémoire, qui nous renvoie à de nouvelles réalités, celles de l’instinct et des pulsions.
Dubuffet entend par art, une proposition visuelle accessible à tous, adultes et enfants. Pour l’artiste, l’art est dans le regard du spectateur, non dans le discours que l’artiste peut avoir sur son travail et en cela, il est intelligible de tous. 
S’il élargit son public aux enfants, c’est parce qu’il use de leur univers visuel et des images qu’ils reconnaissent. Pour cela, il utilise matériaux et supports qui firent leur apparition dans la période d’après-guerre.
Utilisant des matériaux non travaillés, il aspire à une rudimentarisation de la pratique des arts plastiques, provoquée par une réaction à la domination politique et intellectuelle des totalitarismes.
Comme en témoigne la série de portraits qu’il fait de personnalités de son entourage, tel que Dhôtel nuancé d’abricot en 1947, Dubuffet a proposé un retour aux fondations primitives de la peinture, de sa représentation et de celle de l’individu, qu’il traduit par une incision de la forme au cœur de la matière.  

Insouciance : le groupe Cobra
En 1948, naît le groupe — à défaut d’avoir pu fonder un mouvement — Cobra, qui doit son nom au syncrétisme des villes Copenhague, Bruxelles, et Amsterdam, d’où proviennent ses protagonistes. Asger Jorn (influencé par Basquiat, Dubuffet, Bacon), figure emblématique du groupe, à ses côtés, Pierre Alechinsky, Constant, et Corneille. 
Ensemble, ils rejettent l’art abstrait géométrique ainsi que les artistes réalistes académiques comme Bernard Buffet, et veulent laisser les fantasmes du subconscient s’exprimer sans aucune censure de l’intellect. Leur manifeste en 1948, est porteur d’une fraîcheur certaine, et d’une liberté d’expression tant acclamée qu’attendue. 
L’année de formation du groupe, Karel Appel réalise Enfants interrogeant. Participant à la mise en place d’un bestiaire primitif de monstres, masques et totems par le biais d’un langage rudimentaire, Appel évoque l’insouciance et le questionnement naïf d’un enfant. Comme l’Art brut avant lui, l’accumulation de matériaux et de couleurs non retravaillés témoigne de la volonté de l’artiste d’aller droit au but grâce à des moyens plastiques de rebut.  
« L’art doit faire violence » dit-il. Pour cela, il taille grossièrement dans du bois des formes qui donneront des visages plus que stylisés, évoquant ainsi un jeu d’enfant, et son pouvoir créateur. Appel abandonne la perspective, lorsqu’il place sur un même plan ses figures bâton, faisant appel à l’imagination et à la créativité que seuls les enfants semblent encore pouvoir posséder, après ces années dramatiques. 
Le tableau, délimité par un cadre, est comme confiné au monde de l’apprentissage qui est celui de l’enfant. En effet, les formes, naissant de la manipulation des matériaux, invitent et séduisent le spectateur à entrer dans cet univers, qui par son insouciance ne peut que charmer l’adulte, rattrapé par la violence de la réalité.
Cobra, malgré sa durée de vie écourtée, a su proposer une production qui prend par la main le spectateur, comme nous le ferions pour un enfant en plein éveil. Karel Appel tend-il sa main au spectateur d’après-guerre pour lui proposer un angle de vue neuf sur le monde qu’ensemble ils vont tenter de réédifier ?

Karel Appel, Enfants interrogeant, 1948, 
Éléments en bois cloutés sur panneau de bois, 
peinture à l’huile, 
88 x 60 x 17 cm, Musée National d’art moderne, 
Centre G. Pompidou, Paris

Du spontanéisme romantico-tragique : L’art informel
Dans les années 1945 à 1960, c’est l’Art informel qui prend place, une création européenne ayant pour ancêtre le peintre allemand Alfred Wols. L’empreinte de ce dernier, nous la retrouvons très nettement dans l’œuvre de Jean Fautrier, figure pionnière, emblématique de cet Art informel. Son souhait, faire table rase de la peinture, vers un nouveau rapport au réel, qui dominera la décennie 1950. 
Dans cette peinture, Jean Paulhan reconnaît un « grand sérieux » ainsi qu’une « dignité au sens tragique », comme il l’écrit dans Éloge de l’art informel, et évoque son rapport à Dieu, au néant, et au mysticisme.
Comme l’avait déjà affiché l’Art brut avec Jean Dubuffet, l’Art informel va s’éloigner de la définition beaux-arts pour imposer les arts plastiques : Jean Fautrier va triturer la matière, en jouant sur l’empâtement et la superposition des couches picturales. 
C’est à la Galerie Drouin, en 1945, que Jean Fautrier va exposer pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre, et c’est sa série Otages, initiée en 1943, comprenant une cinquantaine de toiles, qui sera présentée. Cette série, d’une froideur extrême et d’une violence morale assumée, est le témoin des déportations massives pratiquées pendant la guerre, insistant avec ferveur sur les matériaux employés.
Avec sa Tête d’otage n°21, Jean Fautrier, qui du papier fait surgir un visage ravagé par l’homme lui-même, triture la matière et la dispose énergiquement, violemment, sur la surface du papier. 
De profil, un visage, yeux fermés et bouche fragile, entre-ouverte, est partiellement recouvert de bandes verticales aléatoires, mauves, comme une analogie au sang vieilli. En 1946, Daniel Vallard écrira à ce sujet « Fautrier ne regarde pas les otages avant ou pendant l’événement – [la fusillade] –, mais après, et semble-t-il, longtemps après, au moment où ces martyrs ensanglantés, profanés, déchirés, quittent cette forme humaine adorable et se décomposent ». La retranscription matérialisée de cette décomposition passe par une évidente aliénation du traitement. 
Dans ses sentiments face à la matière, Fautrier se laisse rapprocher de Wols, en ce que les deux hommes privilégient le spontanéisme à la routine, et le romantisme, au classicisme. Une expression pure, dépourvue de toute pensée académique, relevant de la sincérité du geste, qui dessine à l’aide de la texturisation un visage meurtri, témoin des horreurs connues sous la guerre. 
Creuser la matière, lui faire violence, comme témoignage de la déshumanisation qui caractérisa tristement les années 39-45, et bien avant, les années 14-18, est un moyen d’expression privilégié dans cette ère de reconstruction. 

Jean Fautrier, Tête d’otage n°21, 1945, 
Huile sur papier marouflé sur toile, 35 x 27 cm, 
Musée National d’art moderne, Centre G. Pompidou, Paris

Ce retour à l’expérimentation, ainsi que ce souhait de renouveau découlant de l’Art brut, s’illustrent par Cobra comme par l’Art informel, qui préconisent une figuration en rupture avec les conventions de la tradition occidentale et celles de l’abstraction avant-gardiste, pour s’inspirer du dessin enfantin, ou du graffiti. 
L’impulsivité qui se dégage de leurs choix plastiques propulse ces artistes sur une scène de la Figuration d’après-guerre en pleine constitution, dont eux-mêmes sont les initiateurs. Ils instaurent un dialogue entre l’œuvre et le spectateur, en tentant de mettre ce dernier sur le chemin vers un monde meilleur, qui serait conscient de la souffrance qu’il a subi. 
Dire l’actualité en peinture : la Figuration narrative
Au début des années 1960, de nombreux artistes, très prolifiques, exercent leur talent, sans pour autant créer une homogénéité naturelle qui permettrai de lier entre elles leurs productions sous un même mouvement. Il nous faudra attendre l’année 1964, pour voir des artistes peintres présentés sous l’impulsion du critique d’art Gérard Gassiot-Talabot, réunis lors de l’exposition Mythologies quotidiennes
Ces artistes, Bernard Rancillac, Hervé Télémaque, Gilles Aillaud, ont une volonté commune : dire en peinture, ce que disent le cinéma, l’art vidéo, la bande dessinée, le Pop art et le Nouveau réalisme, déjà entraînés dans la frénésie de l’activité artistique autour de l’image. L’image publicitaire ne cessant de se multiplier, ils vont en faire leur motif. À la fin des années 1960, certains de ces artistes s’engageront en politique, notamment autour des évènements de mai 68.
Hervé Télémaque et Bernard Rancillac entre autres vont donc, en réaction au triomphe du Pop art et de l’art américain —qui envahissent les scènes nationale française et internationale—, exposer leurs œuvres reprenant l’image publicitaire, qui bouleverse alors les téléspectateurs, tant elle se laisse découvrir dans la presse et à la télévision, aussi choquante soit-elle, sous cette atmosphère étouffante mêlant Guerre d’Algérie, Guerre froide, Guerre du Vietnam, provoquant ainsi un climat international tendu. 
Les artistes de la figuration narrative vont analyser les liens étroits entre les réalités quotidiennes et les mythologies que leur pratique impliquent, et s’intéresser de très près à la condition de l’homme face aux médias, pour tenter de faire de l’art, un outil de transformation sociale. 
Comme en témoigne Jacques Monory, ces peintres introduisent un squelette séquentiel pour articuler leur récit, comme au cinéma ou dans les bandes dessinées. 
Dans un souci de réalisme, d’hyperréalisme précoce, ce triptyque, peint d’un bleu froid, raconte un épisode criminel. Les reflets de lumière blanche, glaciale, participent à tétaniser l’atmosphère de l’espace pictural. 
L’articulation des panneaux préconise un ordre de lecture, or, celui ci est en contradiction avec le personnage peint sur le panneau de gauche. Le personnage, fuyant, créée une prolongation spatiale imaginaire. Les autres panneaux présentent quant à eux partiellement des individus, morts, ou peut-être inconscients, reflétant l’atmosphère suffocante de l’air du temps de Monory et de ses camardes de la figuration narrative.
  
Jacques Monory, Meurtre n°10/2, 1968, 
Huile sur toile et miroir avec impacts de balles, 162 x 425 cm, 
Musée National d’art moderne, 
Centre G. Pompidou, Paris

Du détournement de l’imagerie commune : la Figuration libre
En 1981, l’artiste Ben invite à exposer dans sa galerie niçoise Hervé di Rosa et Robert Combas, deux artistes originaires du sud de la France. Les deux hommes, amis depuis 1976, vont élargir leur frontières et accueillir François Boisrond ainsi que Rémi Blanchard. Ensemble, ils exposent dans l’appartement du 15e arrondissement de Paris, chez Bernard Lamarche-Vadel, la même année. Cette exposition incarne le point de départ de la Figuration libre. 
De cette Figuration libre, Otto Hahn décriera dans L’Express sa « vitalité joyeuse » et évoquera la désinvolture qui lui fait aimer ce mouvement, rapprochant ses caractéristiques du travail de Basquiat, les opposant ainsi à la rigidité de l’art minimal et de l’art conceptuel de la décennie précédente. 
Les artistes de la Figuration libre vont rejeter l’art intellectuel qui avait dominé la décennie 1970 et chacun va travailler en fonction de sa pratique personnelle. Cependant, ils défendent tous une peinture libre, décontractée, aux couleurs fructueuses, inspirée de l’univers de la bande dessinée, des imageries populaires, et de la culture rock. 
Reprenant l’imagerie populaire, Robert Combas, dans sa Vierge noire et son enfant blanc, parrainé par saint François d’Assise de 1987, peint un thème connu de tous, qui connaît un renouvellement iconographique sans précédent. Proche du fantastique, nous avons les Rois mages, personnalisés par des monstres verts, et la Vierge à l’Enfant. Cette image n’est pas anormale : nous le savons, c’est par le phénomène de l’Incarnation que l’enfant Jésus est né, soit, n’importe quelle femme, de n’importe quelle couleur, aurait pu recevoir cet enfant. Combas ré-invente l’iconographie religieuse en l’insérant dans un univers neuf, celui de la Figuration libre.
Combas exclut la profondeur. En effet, tout est sur le même plan. Les dessins nervurés participent au rythme des formes et des couleurs, qui occupent presque l’intégralité de la toile. Saint-François d’Assise, qui occupe la bande verticale de gauche, est représenté entre deux ères, la sienne, qui l’investit de la tonsure, ainsi que de sa tunique marron, mais ses godillons l’inscrivent dans l’ère contemporaine. Symbole de l’Amour de la Création divine, cet homme veille sur la scène qui se déroule devant ses yeux, cet épisode festif, qui ne perd pas son aura sacrée, bien qu’elle se redéfinisse. 

Robert Combas, 
Vierge noire et son enfant blanc, parrainé par saint François d’Assise
1987, Peinture acrylique sur toile libre en fibres synthétiques, 215 x 271 cm, 
Musée National d’art moderne, 
Centre G. Pompidou, Paris

En réponse à la réalité, ces groupes et mouvements de la figuration depuis 1945 ont su, avec leurs armes plastiques et leur discours théorique —lorsqu’il y en avait un—, par leur schéma de pensée propre, proposer une redéfinition de l’imagerie du monde contemporain. De Dubuffet à Combas, en passant par Fautrier et Monory, nous avons pu voir le perpétuel renouvellement du langage artistique, ainsi que les incessantes références au quotidien. 
Ainsi, par le biais de la figuration d’après-guerre, qui renferme alors l’expérimentation de la matière, de la forme, et une certaine forme spiritualiste, des artistes comme Dubuffet ou plus tard Combas, se sont engagés dans une peinture qui montre, dévoile, et éduque.



P. DAGEN (dir.), Histoire de l’art, Époque contemporaine XIXe-XXIe siècles, Flammarion, Paris, 2011

I. F. WALTHER, L’art au XXe siècle, peinture, sculpture, nouveaux médias, photographie, Taschen, Paris, 2005

E. LUCIE-SMITH, Les mouvements artistiques depuis 1945, Thames & Hudson, Paris, 1999

E. LUCIE-SMITH, Les arts au XXe siècle, Könemann, Cologne, 1999

Site internet du Musée d’art moderne de la Ville de Paris






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