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Des photographes pictorialistes à la Straight photography. E. Weston, 1938.

À la fin du XIXe siècle, les artistes photographes pictorialistes comme Edward Steichen, Alfred Stieglitz, Edward Weston, ont pour objectif de proposer un art qui s’apparente à la peinture. Les épreuves photographiques sont donc manipulées. 
Le goût pour l’aberration et la transformation du réel dominant, il faut attendre les années 1910 pour voir des artistes se tourner vers la recherche d’une netteté et d’une sincérité photographique.
Lorsque la Straight émerge, les artistes comme Ansel Adams et Edward Weston vont s’orienter vers une photographie qui émeut par sa justesse et sa vraisemblance. 
Ainsi, quels moyens ces artistes mettent-ils en place pour susciter l’émotion du spectateur ? Nous illustrerons cette question en nous appuyant sur une photographie de 1938 d’Edward Weston. Quelle relation s’installe entre celui qui regarde et ce qui est regardé ?

Confronté à l’art moderne et à l’essor du cubisme, Edward Weston (1886-1958) sent son art s’essouffler. C’est en 1922, vingt ans après ses débuts photographiques, que Weston s’éloigne des sujets et techniques de l’univers pictorialiste suite à sa rencontre avec Alfred Stieglitz — à l’origine de la revue Camera Work créée en 1902 ; dernier numéro en 1917 avec Photographies de Paul Strand — et Paul Strand, les pionniers de la « Straight photography ». 
Les épreuves que réalise en Ohio Weston suscitent grandement l’intérêt de l’artiste, et plus particulièrement celui de Stieglitz et Strand qui l’encouragent à poursuivre dans cette voie.
Très vite, Weston, le photographe portraitiste pictorialiste bascule vers une nouvelle approche de la photographie, par le biais d’une nouvelle appréhension du monde environnant. Il abandonne le flou artistique, la retouche, et les papiers au platine et au palladium au profit du papier brillant dès 1930.

Créé en réponse à la domination du pictorialisme, un groupe, f/64, voit le jour en 1932 suite à l’initiative du photographe Ansel Adams (1902-1984). La photographie moderniste de la côte Ouest américaine est présentée au grand public à l’exposition de San Francisco au M.H. de Young Memorial Museum la même année. 


Rapidement, Adams est rejoint par des artistes comme Imogen Cunningham et Edward Weston. 
Le groupe f/64 (indice de la plus petite ouverture, donc plus grande profondeur de champ) a pour objectif de mettre en valeur les détails les plus subtiles et les plus vrais d’une photographie. Ces photographes s’interdisent toute manipulation de l’image afin d’obtenir une photographie dite pure, directe.



Les artistes Straight comme Weston, ont le soucis de présenter la vérité des formes et leur caractère, leur beauté simple et pure.
En Californie, Weston a redécouvert la nature, plus particulièrement les plages, à Point Lobos. En quête de la « beauté photographique », il laisse parler les formes organiques qui s’offrent à lui, et il exacerbe leur caractère indomptable avec un prise de vue vraie, franche.

En 1938, Weston réalise Surf China Cove, Point Lobos. La grande netteté sur les différents plans de cette photographie est due à la chambre grand-format (20x25) et à une profondeur de champ maximale.


Weston souhaite rendre « la véritable substance et la quintessence de la chose elle-même » dit-il. Il offre un art du réel, désormais sans artifices, dans lequel il propose une étude précise et fidèle des formes. Il dit « un bon photographe voit et pense le langage de son médium ». La lumière diffuse de cette épreuve souligne les lignes de force et accentue les contrastes. Cette lumière naturelle accompagne les mouvements, elle modèle les volumes.

Après de nombreuses années passées à tenter de s’imposer à la nature, Edward Weston désire désormais s’identifier à elle. Son intention première va être de tenter de capter l’essence même des éléments qui le côtoient. Il va enregistrer « une révélation, une ouverture dans un écran de fumée », et non tenter de proposer une interprétation. Le cadrage en plongée vient offrir au spectateur un plan d’ensemble remarquable sur cette nature qui se suffit à elle-même. Un calme bruyant envahit alors l’espace. Le mouvement latéral semble d’une force incroyable comme en témoignent les vagues qui viennent s’abattre contre la roche, formant courbes et contre-courbes. Ces vagues qui viennent épouser la rive évoquent le cycle, la croissance, la grandeur des eaux. 
Bien que l’eau soit connue pour ses vertus apaisantes, le sentiment qu’elle dégage est ici complètement différent. En effet, cette photographie présente un instant violent, et une eau tourmentée, passionnée.
L’artiste joue ici un rôle didactique, "il est l’interprète de l’inexprimable" selon Weston lui-même. Il nous offre ce paysage, comme une sorte de retour aux sources. Peut-être nous dit-il que l’homme qui croit —déjà en 1938— tout contrôler, n’est et ne sera jamais d’une force comparable à celle de la nature. Il éveille immédiatement chez le spectateur un intérêt, qui engendre un questionnement inconscient. Que m’évoque cet instant ? Quel(s) souvenir(s) me rappelle cette nature ? En éveillant notre curiosité, Weston atteint nos pensées. D’un sentiment à l’autre, de nouvelles questions émergent. Pourquoi Weston a-t-il ressenti le besoin de photographier ce moment-là ? Quelle était son émotion ? Que nous dit-il ? 

La lumière, le cadrage, les détails, le mouvement, autant de moyens mis en place pour entraîner dans son chemin le spectateur. Weston exalte la nature. Il nous fait redécouvrir cet environnement qui est le notre. Il nous offre un instant unique et précieux, un moment pris sur le vif, un motif intemporel et incontrôlable. 



Terence PITTS, Edward Weston : 1886-1958, Taschen, Cologne (All.), 2001 

Stephen FARTHING (dir.), Tout sur l’art : panorama des mouvements et chefs-d’oeuvre, Flammarion, Paris, 2010 

Dictionnaire mondial de la photographie : des origines à nos jours, Larousse, Paris, 1994 

Philippe DAGEN (dir.), Françoise HAMON (dir.), Jean-Baptiste MINNAERT (dir.), Époque contemporaine : XIXe-XXIe siècles, Flammarion, Paris, 2011.

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